dimanche 1 décembre 2013

Stéphane Koechlin, chroniqueur musical et écrivain

Passionné par les grandes figures du jazz, Stéphane Koechlin est l’auteur de biographies consacrées à James Brown, John Lee Hooker, Brian Jones ou Ben Harper et de livres plus généraux sur l'histoire du jazz, du blues et du rock.







Zoom : Selon vous, qu'est-ce que les femmes ont apporté au jazz ?
S. K. : Les femmes ont permis de populariser le jazz grâce à leur côté glamour. A partir de 1935, la revue Hot Jazz a mis des femmes en couverture, ce qui a attiré le grand public. Elles étaient jolies et leurs histoires personnelles, colportées par les journaux, fascinaient les lecteurs.
Elles ont également tiré le jazz vers une dimension plus pop, chanson, variété, qui l'a rendu plus populaire.

Zoom : A l'image de nombreuses chanteuses, faut-il forcément avoir souffert pour être une bonne artiste de jazz ?
S. K. : C'est une question que l'on peut se poser à propos de tous les artistes finalement. Souvent les plus grands artistes (écrivains, peintres, etc.) ont mis au service de leurs œuvres la puissance de leurs émotions, de leurs souffrances.
Le jazz est une musique noire, née dans un contexte de ségrégation aux États-Unis, et quand on est une femme, on subit à la fois le racisme et le sexisme, ce qui donne encore plus de raisons aux jazz women d'exprimer leurs souffrances. Le plus triste exemple en est Billie Holiday. Elle est née dans une famille pauvre, elle n'a pas connu son père, etc., et quand elle chante, ça touche notre corde sensible. On sent son malheur et le drame de sa vie.

Zoom : Est-ce difficile de se faire une place en tant que femme dans le milieu du jazz ?
S. K. : Il fallait une sacrée force morale, à l'époque des débuts, pour s'imposer dans ce milieu très masculin et machiste qu'était le jazz. Pendant les concerts, elles avaient juste le droit de se lever de leur chaise pour chanter et devaient se rasseoir tout de suite après. Elles étaient souvent maltraitées. Par exemple, quelqu'un comme Benny Goodman avait la réputation d'être un affreux tyran avec les femmes. Il les traitait tellement mal qu'elles démissionnaient en larmes ou alors il les virait comme des vieilles chaussettes.
Le fait d'être noire aussi était compliqué. Par exemple, Billie Holiday devait entrer par la porte de service alors que l'orchestre, composé d'hommes blancs, passait par la grande porte. Et certains serveurs ne voulaient pas la servir.

Zoom : On a l'impression que les femmes de jazz sont plus souvent des chanteuses que des musiciennes...
S. K. : Oui, c'était le cas au début et petit à petit les choses ont évolué. Des personnalités comme Lil Hardin et Mary Lou Williams ont réussi à faire avancer la cause des femmes en étant les premières, dans les années 30, à diriger un orchestre.
Ensuite, c'est vraiment dans les années 50 et 60, après la Seconde Guerre Mondiale et au moment du mouvement pour les droits civiques [lutte visant à mettre un terme à la ségrégation raciale aux Etats-Unis] que la femme a vraiment trouvé sa place indépendante et entière dans le milieu du jazz.
Aujourd'hui des artistes comme Madeleine Peyroux ou Diana Krall composent, enregistrent, dirigent des orchestres en toute liberté. C'est vrai qu'elles sont souvent entourées de musiciens hommes mais c'est aussi peut-être parce qu'il y a plus de musiciens de jazz que de musiciennes.

Zoom : Est-ce que le jazz a été un moyen pour les femmes noires américaines de s'affirmer dans une société ségrégationniste ?
S. K. : Dans Le peuple du blues, le sociologue LeRoi Jones explique que le jazz est un peu la dot que les Noirs ont apportée à l'Amérique. Le jazz leur a permis de sortir de leur condition d'esclave et de montrer aux Blancs qu'ils étaient des êtres humains doués de sensibilité. Pour les femmes, c'est la même chose. Le jazz leur a permis de s'affirmer loin de l’asservissement de la société et de leurs maris.

Zoom : Quelles sont les différences entre la première génération des jazz women (Billie Holiday, Ella Fitzgerald...) et la génération d'aujourd'hui (Diana Krall, Madeleine Peyroux...) ?
S. K. : Je reproche aux chanteuses d'aujourd'hui de trop imiter les grandes chanteuses d'autrefois et de reproduire des clichés alors qu'elles n'ont pas vécu d'histoires aussi dramatiques que celle de Billie Holiday par exemple. Je préfère quelqu'un comme Youn Sun Nah, une chanteuse coréenne qui apporte vraiment un nouveau souffle au jazz.

Zoom : Est-ce qu'on peut dire qu'aujourd'hui le jazz est toujours une musique Noire ?
S. K. :
Plus vraiment, parce qu'il y a le jazz du Nord, le jazz électro, le jazz de la West Coast aux Etats-Unis, le jazz français aussi, qui sont des courants du jazz plutôt joués par des Blancs. Le jazz et le blues se sont « blanchisés » aussi bien au niveau des musiciens qu'au niveau du public. Le public Noir aujourd'hui va plutôt voir des concerts de rap.

Zoom : Selon vous, pourquoi le jazz est boudé par les jeunes aujourd'hui ?
S. K. :
Il faut dire ce qui est, le jazz est devenu un peu chiant ! La reconnaissance culturelle et intellectuelle du jazz a diminué son impact social, sa flamboyance, son énergie originelle. C'est une musique qui a perdu un peu de sa spontanéité et c'est peut-être pour ça que les jeunes ne s'y intéressent plus. Avant il y avait des stars du jazz, des grandes personnalités glamour et piquantes. C'est moins le cas aujourd'hui.
LE succès jazz auprès des jeunes aujourd'hui, c'est Jamie Cullum. Il porte un jean, il saute sur son piano, on l'appelle le « Frank Sinatra en baskets », il dépoussière le jazz en bousculant les codes du genre et c'est ça qui plait.

Zoom : Qu'est ce que vous conseillez aux jeunes pour leur donner envie d'écouter du jazz ?
S. K. :
Du jazz proche de la chanson, avec des mélodies, comme Herbie Hancock  (Watermelon man), le label Blue Note Records, Horace Silver, Sidney Bechet...
Pour le jazz contemporain je conseillerais Mélanie de Biasio, plus pop jazz.
Ce sont des  morceaux qui devraient plaire aux jeunes car ils sont joués avec dynamisme, ferveur, avec des grandes mélodies. Il ne faut pas oublier le lien du jazz à la chanson et à la mélodie. On peut trouver dans le jazz des mélodies entraînantes et chaleureuses qui embaument une pièce et font passer un bon moment.


A lire : 
- Jazz ladies : le roman d'un combat, Stéphane Koechlin (Hors Collection, 2006). 
Cote : 781. 65 KOE 
- Le peuple du blues : la musique noire dans l'Amérique blanche, LeRoi Jones (Gallimard, 1997). 
Cote : 781. 643 JON

A écouter : 
- Billie Holiday (cote : 1 HOL) 
- Herbie Hancock ( cote : 1 HAN) 
- Horace Silver (cote : 1 SIL) 
- Sidney Bechet (cote : 1 BEC)
- Jamie Cullum (cote : 1 CUL) 
- Youn Sun Nah (cote : 1 YOU) 
- Mélanie de Biasio (cote : 1 BIA)

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