vendredi 13 mai 2016

Le Prix de la Critique 2016

Le premier Prix de la Critique 2016 a été attribué ex-aequo à Manon Rabillard et Naïa Messie, élèves de Seconde du Lycée Passy-Buzenval pour leur texte inspiré d' Une arme dans la tête de Claire Mazard (Flammarion, 2014).



Le tic-tac de l'horloge

Le tic-tac obsédant de l’horloge… Ce battement régulier qui trouble le silence qui s’est installé entre nous. De longues minutes à se regarder, les yeux dans les yeux, sans une parole. Elle me regarde avec un petit sourire calme, elle est sûre de sa victoire. Tôt ou tard, je parlerai, elle en est certaine. Tout n’est qu’une question de temps mais elle y arrivera, elle le sait. Oui mais moi, elle ne me connaît pas. Je suis plus tenace que tous ceux qu’elle a pu rencontrer auparavant. Moi, je tiendrai bon. Moi, je ne parlerai pas, je ne trahirai rien. Elle ne comprendrait pas. Mais qui comprendrait ? Qui pourrait m’aider ? Personne. Alors, pourquoi parler ? À quoi bon se livrer ?
Elle me regarde toujours. Elle semble ne faire qu’un avec le rythme incessant de l’horloge. Marie, cela ne fait que dix minutes que je la connais mais j’ai l’impression que jamais je n’en saurai plus à son sujet. Elle ne me dira rien, je ne parlerai pas. C’est aussi simple que cela. Cette bataille s’est engagée entre nous dès l’instant où elle m’a fait entrer dans son bureau. Quel âge peut-elle avoir ? Aucune idée, elle a déjà l’air usé, fatigué. De longs cernes violets maquillent son visage. De petites rides encadrent ses yeux. Ses cheveux sont réunis en un petit chignon strict. Elle s’habille comme une vieille dame, longue jupe plissée d’un vert douteux avec un chemisier d’un même ton. Elle a un aspect morne et terne mais son regard est chaleureux et son sourire bienveillant. Ce regard, ce sourire me rappellent ma tante. Petit, elle m’impressionnait beaucoup. Elle parlait peu mais regardait tout ce qui l’entourait. Certains la disaient folle, moi je la trouvais comme illuminée de l’intérieur. Ainsi est Marie, une petite bonne femme commune au premier abord, emplie d’une indéniable bonté au second.
Je commence à m’ennuyer. Combien de temps allons-nous encore nous contempler ? Quand va-t-elle renoncer ? Mine de rien, elle a réussi à me mettre mal à l’aise, Marie. Je croise et décroise nerveusement les jambes, je veux remettre mes cheveux en place mais je me rends compte de l’inutilité de mon geste, alors je renonce. J’ai l’impression de voir une lueur de moquerie dans son regard, elle s’est aperçue de mon trouble et sent que je vais bientôt parler. Je parcours la pièce du regard pour me donner une contenance. Il s’agit là d’un bureau très banal. Tout est impeccablement rangé. La moquette verte est d’une propreté absolue. Le bureau est le meuble le plus imposant du lieu. En acajou, ciré, organisé, on constate rapidement que sa propriétaire a mis toute sa coquetterie, tout son luxe dans ce bureau. Finalement, il doit être un peu comme un rempart, un moyen pour se protéger de la misère qu’elle rencontre ici chaque jour. Trois armoires de métal doivent renfermer des centaines de dossiers, dossiers d’enfants battus, maltraités, orphelins, immigrés, comme moi. Ils renferment tous un secret et je songe que le mien doit se trouver (ou à défaut s'y trouvera bientôt) dans une de ces austères armoires. Au mur, quelques photographies d’enfants, de toutes origines, de tous pays, ils sourient et leur regard pétille de malice. Je ne les aime pas. Des enfants comme cela, il y a des années que je n’en ai plus vus. Ces photos manquent de naturel. Avec le monde qui les entoure comment ces enfants trouvent-ils encore la force de sourire ? Au fond, je les envie, eux et leur insouciance…
Un frisson me parcourt le corps, je me sens seul et désemparé. Je veux sortir de cet endroit, retourner dans ma chambre au foyer. Ici, je suis oppressé, j’étouffe ! Ma respiration est de plus en plus saccadée, les battements de mon cœur s’accélèrent, ils font écho à ceux de l’horloge. Je panique totalement, je me contrôle de moins en moins. Je sens la panique monter et je suis impuissant. Je regarde désespérément la porte. Je vais craquer, bientôt je n’arriverai plus à résister.
J’ai besoin d’aide !
Soudain, des images me reviennent, du sang, des cris et ces yeux. Non, je ne veux pas, je ne peux pas ! Qu’elles me laissent ! Elles me hantent. Toutes les nuits, elles sont là et elles murmurent à mon oreille, toujours la même mélodie lancinante. Elles arrivent doucement, comme pour me mettre en confiance, puis elles montent crescendo pour atteindre leur apogée dans un concert de hurlements. Enfin, durant de longues heures, ces images me restent, tel un point d’orgue : des villages brûlés, des cadavres qui s’amoncellent et elle…
Non, je dois me concentrer, sur Marie, sur le tic-tac obsédant de l’horloge… Mais je n’y arrive pas, je n’y arrive plus. Les souvenirs m’attrapent, ils me happent pour m’obliger à leur faire face. Je me sens tomber, quelque chose, quelqu’un me rattrape. J’entends des cris, des gens courent dans tous les sens, les maisons brûlent, les soldats tirent sur des femmes, des enfants qui tentent de s’enfuir. Tous tombent, il n’en restera aucun, ce sont les ordres. Je dois obéir. J’aime obéir. Je dois tuer. J’aime tuer. Et au milieu de toute cette débâcle, un enfant, paralysé par la peur. Sa mère vient de mourir sous ses yeux, elle s’est effondrée là à ses pieds. Il n’a pas compris. Et cette femme qui s’approche de lui et le prend dans ses bras. Je m’avance, elle a compris. Elle ne dit rien. Mais elle me regarde, d’une façon que jamais je n’oublierai.
Jamais.
Non, je ne veux pas !
Je cours. Je cours. Je tombe. Je me relève. Je serre mon arme contre moi. Elle entrave ma fuite. Je ne veux pas l’abandonner. Je la serre fort. J’enjambe les talus. Des branches me fouettent le visage. Je cours. Je cours… Je n’en peux plus. Il fait encore nuit. Cette forêt n’en finira jamais.
J’ai peur.
J’ouvre les yeux. Tout tourne autour de moi. Marie m’a pris dans ses bras. Elle a l’air inquiet. Une mèche tombe de son chignon tout à l’heure impeccable. Une légère rougeur s’est installée sur ses joues. Je pense que je ne dois pas être beau à voir non plus… J’essaye de me relever mais n’y arrive pas. Je suis encore trop faible. J’espère que Marie n’a pas compris ce qui venait réellement de m’arriver. J’ai honte. J’ai honte à chaque fois. Je déteste me montrer en position de faiblesse. Je ne contrôle rien. Qu’ai-je pu dire ? Qu’ai-je pu faire ? Je hais ne rien contrôler. J’ai envie de pleurer. J’ai besoin d’être seul maintenant. Mais qu’elle me laisse partir ! Les larmes me montent aux yeux. Je ne veux pas qu’elle me voit dans cet état. Et ça y est, c’est la catastrophe. Sans que je puisse rien faire une larme coule lentement le long de ma joue. Elle y imprime son sillon mouillé, signe de ma défaite. Je regarde désespérément la porte.
Apollinaire ?
À travers mes larmes, je souris. J’ai gagné. Ce combat-là, je le gagne toujours. Elle a parlé la première.
Derrière elle, le tic-tac obsédant de l’horloge.
Manon Rabillard
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 Une arme dans la tête de Claire MAZARD

 Je cours. Je cours. Le bus. Je serre mon sac contre moi. Il contient le livre. Je ne veux pas le faire tomber. Je le sers fort.

J’accélère le pas. Le vent glisse le long de mon visage. Je cours. Je cours…

Je n’en peux plus.

Il fait nuit.

Cette rue n’en finira jamais.

Je suis fatiguée.

Je monte dans le bus. Je m’assieds au fond dans un coin. Je sors le livre. Une arme dans la tête.

Commencé la veille. Refermé tard la veille. Plus que quelques pages. Il me faut le finir. Il me faut savoir la fin. Va-t-il s’en sortir ? Est-il simplement possible de s’en sortir ? « Pour la première fois, je cours pour aller vers quelqu’un. Pas pour fuir. » Je le ferme. Je ferme les yeux. Une once de joie dans cette noirceur. Les yeux embués. Je suis touchée.

Enrolé, drogué, alcoolisé, il a commis, dès ses 11 ans, des atrocités innommables.

Choquée. Six personnes autour de moi. Pourtant si seule. Si loin. Si vide mais si pleine. Si lourde mais si légère. Mon esprit ne peut oublier. Mon esprit ne peut divaguer. Je lève les yeux, le bus semble ne plus avancer… Tout semble lent. Il la fait. Qui ? Quoi ? Apollinaire ! Le viol ! La torture ! Il les a commis ! Je voulais qu’il sen sorte. Il était si jeune. Mais IL LES A FAITS ! Dans les livres d’histoire, dans les documentaires de mon grand-père, dans les bandes annonces choquantes sur YouTube… On les qualifie de « monstres». Plus ou moins « monstres ». Mais « MONSTRES » quand même. Jeunes ou vieux. Enrôleurs ou enrôlés. Blonds ou bruns. Yeux verts ou yeux bleus. Tous ont causé douleur, souffrance, perte, sang, larme. Tous ont perdu leur humanité. Ils sont devenus des MONSTRES. Certes, pas fantastiques, ni magiques mais apeurants, sanglants, terrorisants. Que sommes-nous censés dire d’un enfant qui a vidé quelqu’un de son sang ? Que sa victime a disparu? Nous a quittés ? Qu’elle est montée au ciel ? Ou même s’est endormie pour toujours? Qu’elle n’est plus parmi nous ? Et bien NON. Un enfant a TUÉ, TORTURÉ, VIOLÉ ! Sa victime est bel et bien morte ! Oui ! MORTE ! M-O-R-T-E!
Il essaie, il échoue, il rechute, il remonte, il semble s’en sortir même à la fin. Mais est-ce vraiment ce que j’aimerais ? Voudrais-je vraiment qu’il sen sorte ? Serait-ce moi le monstre ? Une sœur, une mère violée ? Un frère, un père égorgé ? Mais tout cela causé par un enfant, alors on est censé le pardonner ?

Dès son plus jeune âge il a été enrôlé, entraîné, formé. Dès lors, il n’était plus un être vivant. Il était déjà mort, déjà perdu. C’est à ce moment-là qu’on aurait dû le pleurer.

Vous rêviez encore !
Je ne rêve pas, madame : je tente de mes souvenirs :« douloureuse… souffrance».
 Il cherche à mettre des mots sur ces pensées. Sur ces actions indicibles. Seul il n’arrivera à rien. Jaimerais pouvoir lui crier qu’il a tort. Qu’il ne va jamais s’en sortir. Qu’il est mort. Mais Apollinaire se découvre à travers les vers de cet autre Apollinaire. Il arrive dorénavant à mettre des mots sur ses émotions et même à se sentir vivant. Il lui faut lire ce recueil. Il lui faut « picorer ». Il lui faut se découvrir à travers un autre. Un miroir ? Est-ce lui ou un poète qui le guide ?

Il y a quelques années. Je me souviens. Je devais avoir cinq ou six ans, dans un monde de princesses, de dragons, de princes charmants et de méchants. Mon frère et moi nous inventions des histoires. Il tuait les fées machiavéliques, les méchants loups ou les sorciers ténébreux pour me sauver. Oui, il les tuait…
Il y a quelques semaines. Je me souviens. Je devais être avec mon grand-père. Nous regardions un documentaire sur la guerre. La libération de notre pays. Ils se tuaient pour leur patrie. Ils torturaient pour obtenir des informations et ainsi sauver des vies. Oui, ils tuaient…
Mon frère était un héros, ces soldats étaient des héros. Imaginant ou effectuant le même mouvement, ils semblent moins « MONSTRES ». Ils sauvaient des vies au prix de la leur. N’est-ce pas ce qu’Apollinaire fait, ou pense faire ? Alors est-il, lui aussi, un héros ?
Je ne peux me résoudre à le laisser là, l’oublier sur le terrain. Il était au mauvais endroit au mauvais moment… Puis-je vraiment lui en vouloir d’être naïf étant enfant? Mes sentiments se mélangent, se contredisent, se bousculent, crient, se tiennent debout. BIEN ou MAL? Mort ou vivant? Il ne peut que mourir pour s’en sortir. Il ne peut vivre avec tant de souffrance et de haine. Ce serait trop beau de simplement tourner la page. On peut prétendre oublier, mais un jour ou l’autre son passé lui sautera à la gorge.

Il est impossible de trancher. Bon ou mauvais ? Pitié ou haine ? Une solitude involontaire ou méritée ? Une souffrance injuste ou nécessaire? Animosité ou bienveillance ? Lire, relire, à force, les retenir, ces passages ! Un jeu, une guerre. Un ami, un soumis. Un enfant, un violeur. Un fugitif, un combattant. Un honteux, un tueur. Tuer par balle, sauver et croire en une nation est bien différent de violer et d’abuser. Page après page, on se fait une idée. Page après page, on se défait de cette idée. Il faut trancher. Comme les gorges qu’il a coupées.

« Otis Mygatt ». Mon arrêt. Je descends. Tout semble plus calme. Ma vie facile. Ce livre m’a fait grandir. J’ai 15 ans. Je suis libre. Famille et amis. Bons résultats scolaires. Cependant un poids. Apollinaire représente nombre d’enfant soldats. Lui a pu s’en sortir. Lui a été « chanceux ». Mais malgré tout, pour tous ces enfants qui par miracle ont pu s’échapper : l’arme n’est plus entre leurs mains. Elle est en eux. Elle est « eux ». Elle est dans leur tête. Comment enlever une arme ancrée dans une tête ?
Naïa Messie




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